Diminuer leur temps de travail : ces agriculteurs l’ont fait
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2 décembre 2024 - Mis à jour le 3 décembre 2024
Peu présente dans les mobilisations agricoles, la question du temps de travail des paysans est pourtant essentielle. De plus en plus tentent de s’organiser pour « ne plus se tuer à la tâche ».
Clermont-l’Hérault (Hérault), reportage
Les sabots dans l’herbe fraîche, la génisse observe le maquis environnant d’un œil tranquille. Autour d’elle, une quarantaine de vaches à la toison bigarrée paissent sous un soleil rasant. Paisibles, comme leurs propriétaires, Manuel et Marion Rousseau. En reprenant la ferme familiale, le couple s’était fixé un objectif : « On voulait diminuer le temps de travail, pour être disponibles pour nos enfants », raconte l’éleveuse. Cinq ans plus tard, c’est mission accomplie.
Les trentenaires travaillent « entre 30 et 40 heures par semaine ». Une exception dans le monde paysan. En 2019, les agriculteurs ont turbiné environ 55 heures par semaine, contre 37 heures pour l’ensemble des travailleurs, selon l’Insee. Et en prenant en compte le nombre réduit de congés qu’ils et elles s’octroient, leur durée annuelle effective de travail serait même 65 % supérieure à la moyenne nationale.
Résultat : les agriculteurs sont particulièrement exposés au risque d’épuisement professionnel. « Le temps de travail peut être un facteur de mal-être pour certains, constate le sociologue Simon Paye, qui coordonne un projet de recherche sur ce sujet. C’est en tout cas une préoccupation, un sujet de discussion, voire de dispute au sein des familles. »
Signe de cette tendance, près d’une quarantaine de paysans curieux sont venus visiter la ferme de Manuel et Marion Rousseau, à l’initiative des Afocg, des associations qui accompagnent les agriculteurs dans la gestion de leur exploitation. À l’ombre d’un mûrier, ils et elles discutent vacances, voyages et même congé sabbatique. « Avant, c’était un sujet tabou, mais ça change », constate un éleveur.
Parmi eux, Émilie, maraîchère en Ardèche : « Clairement, j’essaie de garder du temps, surtout pour mes enfants, témoigne-t-elle. On veille à prendre des week-ends et des vacances, au moins une fois par an, même si c’est pas toujours facile. »
Même son de cloche chez Jacky, éleveur laitier en Mayenne. « J’ai toujours eu comme objectif de vivre bien de mon métier et de ne pas me tuer à la tâche », raconte ce presque retraité. À ses côtés, Étienne Le Merre, éleveur de brebis sur le Larzac, approuve : « On peut vraiment se perdre dans ce boulot très dense. C’est pour moi essentiel de diminuer la durée de travail, mais surtout de mieux vivre son temps au travail. »
Troupeau plus petit, charges mentales partagées...
Une nuance corroborée par les enquêtes de Simon Paye : « Le travail agricole est souvent vu comme une suite de chantiers, où la question de la durée n’est pas si centrale. » En clair, le problème n’est pas tant de réduire le nombre d’heures dans les champs, mais de « concilier les rythmes » — accorder vie professionnelle et vie personnelle — et de se répartir les tâches équitablement, entre associés ou entre conjoints.
Pour Manuel et Marion Rousseau, cette quête d’un « travail équilibré » a pris la forme d’un changement radical sur la ferme : en quelques années, ils sont passés d’un troupeau de 330 brebis à une quarantaine de vaches — même s’il reste encore quelques moutons. « On n’a plus de garde à faire ni de transhumance, les animaux sont tout le temps dehors, donc pas besoin de les rentrer tous les jours », liste l’éleveur.
Le couple a opté pour des bovins écossais très rustiques, de la race Galloway, capables de se nourrir du chêne vert omniprésent dans la garrigue et de supporter la caillasse méditerranéenne. Le tout en vente directe, principalement à la ferme. Un choix pour le moment fructueux. Soutenus par des aides européennes avantageuses — ils sont situés dans une zone montagneuse qui donne droit à des primes —, ils parviennent à se rémunérer 1 400 euros chaque mois.
Outre des choix de production audacieux, d’autres misent sur l’automatisation. Jacky a ainsi acquis un robot de traite pour s’éviter la fastidieuse tâche biquotidienne, et a organisé sa ferme afin que ces 50 vaches puissent entrer et sortir des bâtiments « en autonomie ». Le recours à des engins nécessite cependant des investissements importants que tous ne peuvent pas faire.
« L’idée, c’est de se protéger de l’auto-exploitation »
Côté gestion du temps, Étienne Le Merre et ses deux associés ont mis au point des outils afin de se répartir équitablement le travail, et se garantir des pauses. « On a inscrit noir sur blanc dans le règlement intérieur un objectif d’un jour chômé par semaine et cinq semaines de congés par an, explique le trentenaire. L’idée, c’est de se protéger de l’auto-exploitation. »
Les trois paysans ont également élaboré un diagramme de structure, une sorte de graphique en cercles concentriques permettant de visibiliser toutes les tâches à faire (de la garde du troupeau à l’entretien de relations de bon voisinage) et de se les distribuer.
« On veille notamment à se partager les charges mentales, précise-t-il. Qui pense à organiser les livraisons ? Qui se rappelle des commandes à faire ? » Le tout est discuté lors de réunions hebdomadaires. « Depuis qu’on a cette organisation un peu stricte, je me sens clairement soulagé, et plus tranquille », souligne Étienne Le Merre.
Une coopération rendue possible par le collectif. Paysanne dans le Morbihan avec quatre associés, Maëla Naël a écrit un livre sur ce sujet. Pour elle, « l’un des objectifs de l’agriculture collective est précisément d’avoir plus de temps ». En clair, « quand on est en collectif, on peut plus facilement instaurer une rotation, pour les week-ends en particulier », nous précise-t-elle par téléphone.
La condition pour que cela fonctionne, c’est « une bonne organisation » et une grande polyvalence. Sur sa ferme, Maëla passe littéralement sans cesse du four au moulin. Il s’agit de pouvoir remplacer les maraîchers au jardin, les éleveurs à la traite ou à la fabrication de fromage, les boulangers au fournil ou dans les champs de céréales. « Ce n’est pas toujours évident, mais on parvient à prendre 4 à 5 semaines de vacances, et on ne travaille que 1 week-end sur 3 », sourit-elle.
Les cinq associés ont aussi fait des renoncements pour se faciliter la chose : pas de marché le week-end, et le maximum de tâches en semaine. « On réfléchit aussi à la pénibilité des tâches, avec une ergothérapeute, ajoute-t-elle, parce qu’une heure où tu te pètes le dos dure plus longtemps qu’une heure où tu ne te fais pas mal. »
Aides au répit
Des nouveaux installés aux futurs retraités, la question du temps de travail titille. À tel point que la Mutualité sociale agricole (MSA), la Sécu des paysans, s’est emparée du sujet. « Dans le cadre de la prévention du mal-être des agriculteurs, on propose un accompagnement global aux personnes qui traversent des événements “impactants” », détaille Mireille Pétavy, salariée à la MSA Ardèche-Drôme-Loire, au service action sanitaire et sociale.
Naissance d’un enfant, départ d’un associé, pépin de santé… « Beaucoup ont la tête dans le guidon, et quand un événement imprévu survient, ils ne le voient pas forcément venir, décrit-elle. L’idée, c’est de prendre du recul, et pour nous, d’écouter et de chercher ensemble des solutions adaptées. » 900 « situations » (une personne peut être suivie plusieurs fois) sont ainsi accompagnées chaque année en Ardèche, Drôme et Loire, un chiffre en constante augmentation.
Parmi les outils proposés aux paysannes et paysans demandeurs, des séjours vacances en famille, organisés et financés en majeure partie par des fonds publics. En 2024, plus de 150 personnes ont pu ainsi prendre quelques jours de pause [1]. « On propose aussi un dispositif d’aide au répit, où l’on va permettre à la personne de souffler, de quitter sa ferme quelques jours, en lien avec le service de remplacement », note aussi la travailleuse sociale.
Pour Simon Paye, la multiplication de ces actions comprend un risque : « Les organisations professionnelles agricoles tendent à relayer un discours et une approche individualiste, remarque-t-il. C’est “à toi de prendre en main ton temps, à toi de mieux t’organiser”. » À l’heure où les agriculteurs se mobilisent pour « pouvoir vivre de leur travail », cette question du temps devrait appeler une réponse collective et politique.
« Beaucoup des fermes qui parviennent à s’organiser pour moins travailler sont des fermes qui roulent économiquement, notamment grâce à la PAC [Politique agricole commune] », reconnaît Étienne Le Merre, lui-même installé dans une zone semi-montagneuse avantagée par les aides européennes. À l’inverse, « quand on galère à se sortir un Smic, on peut vite se retrouver à travailler beaucoup plus », observe Maëla Naël. Une meilleure redistribution des fonds publics pourrait ainsi permettre à davantage de paysans de lever le pied. Les 35 heures dans les champs, future revendication des manifestations agricoles ?
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