Smic, semaine de 70 h : des paysans racontent leur quotidien

 De : https://reporterre.net/Combien-gagnez-vous-La-parole-aux-agriculteurs

29 février 2024

Éleveurs laitiers, maraîchers, en bio ou non… Au Salon de l’agriculture, à Paris, les professionnels rencontrés sont unanimes : ils arrivent à peine à vivre de leur métier.

Paris, reportage

« On est là, on est là, même si Besnier [le patron de Lactalis] ne le veut pas, nous, on est là ! » Le 27 février vers midi, plusieurs dizaines d’agriculteurs de la Confédération paysanne ont envahi le stand de Lactalis au Salon de l’agriculture, à Paris. Se faufilant entre les vigiles dans un joyeux bazar, ils ont grimpé sur les structures, collé une centaine d’autocollants « Face à l’agro-industrie et aux supermarchés, ne nous laissons plus traire » et même introduit avec douceur une petite vache bretonne pie noir enveloppée du drapeau jaune du syndicat agricole. « Pour vivre correctement avec de la rémunération, nous demandons à Lactalis de payer 50 centimes le litre de lait, au lieu de 42 centimes, a réclamé la porte-parole Laurence Marandola dans un micro crachotant. [...] Ces pratiques prédatrices du travail des paysans, qui nous obligent à travailler à perte, ce sont des familles détruites. »

Le problème de la faiblesse des revenus est au cœur de la crise qui secoue le monde agricole depuis plusieurs semaines. Dans un rapport publié le 27 février, l’Insee estimait le revenu médian des ménages agricoles à 22 800 euros par an, soit 1 900 euros net par mois. Un chiffre qui intègre le salaire du conjoint ou de la conjointe et les entrées d’argent liées à la location des terres, et où la part des revenus de l’activité agricole proprement dite est largement minoritaire. 16 % des ménages agricoles étaient sous le seuil de pauvreté, avec un taux plus fort chez les maraîchers (24,9 %), les éleveurs ovins et caprins (23,6 %) et les éleveurs de bovins viande (21,5 %).

Concurrence des importations, hausse des charges, aléas climatiques, pression de l’agro-industrie et de la grande distribution sur les prix… Les raisons de ces difficultés financières sont multiples. Face à la colère du secteur, Emmanuel Macron a promis l’instauration de prix planchers. Objectif, « protéger le revenu agricole et ne pas céder à toutes les pratiques les plus prédatrices qui aujourd’hui sacrifient nos agriculteurs et leurs revenus ».

• Frédéric : « Produire pour s’en sortir »

Frédéric et son associé se tirent chacun 2 000 euros net par mois. © NnoMan Cadoret / Reporterre

« C’est bien, mais il ne faut pas que ce soit que des promesses », réagit Frédéric [1]. L’éleveur laitier de 43 ans, installé en Ille-et-Vilaine, visite le Salon de l’agriculture avec sa femme et leurs deux enfants. Son associé et lui élèvent 110 vaches laitières et disposent de 118 hectares de terres. Ils se tirent chacun 2 000 euros net par mois, au prix d’une course effrénée au volume.

Actuellement, leur production s’élève à 1,150 million de litres de lait par an. Pour y arriver, ils ont investi dans deux robots de traite, à 250 000 euros l’unité. « En 2007, il suffisait de 200 000 litres de lait par associé. Aujourd’hui, c’est fini. On n’a pas d’autre choix que produire pour s’en sortir, même si on aimerait faire moins de volume et gagner autant », soupire l’éleveur.

• Samuel : « Pendant plus de dix ans, je ne me suis prélevé que 600 euros »

Samuel arrive à se tirer 2 000 euros mensuels et à salarier sa femme à mi-temps. © NnoMan Cadoret / Reporterre

Samuel, 42 ans, élève 80 vaches laitières et 25 vaches allaitantes charolaises tout en cultivant 100 hectares en blé, maïs ou orge à Trans-la-Forêt (Ille-et-Vilaine). Il livre 650 000 litres de lait par an à sa coopérative, ce qui lui permet aujourd’hui de se tirer 2 000 euros mensuels et de salarier sa femme à mi-temps sur l’exploitation. « Pendant plus de dix ans, je ne me suis prélevé que 600 euros », précise-t-il. Son objectif était alors de développer et d’agrandir la ferme de 20 hectares. Le revenu de son épouse était alors indispensable pour joindre les deux bouts.

• Charlotte : « On n’a pas le droit à l’erreur »

Charlotte Debosque et son mari arrivent à se dégager 1 400 euros mensuels par personne. © NnoMan Cadoret / Reporterre

Ces débuts difficiles, c’est ce que vit actuellement Charlotte Debosque, 32 ans. Installée à Ruillé-en-Champagne (Sarthe) avec son mari et sa belle-mère, elle élève 150 vaches allaitantes, cultive 150 hectares et entretient un poulailler. Pour intégrer le Gaec [2] en 2020, son mari et elle ont dû emprunter 900 000 euros, notamment pour l’achat des parts sociales, le renouvellement du matériel et l’augmentation du cheptel.

Pour se dégager un maximum de revenus, les éleveurs misent sur la labellisation de leurs produits — AOP Maine-Anjou pour les bovins, label rouge Loué pour les œufs — et un système le plus économe possible — 200 hectares de prairies pour l’autonomie en herbe et en fourrage. Charlotte Debosque et son mari arrivent ainsi à employer un salarié et à se dégager 1 400 euros mensuels par personne, après avoir soustrait 800 euros de remboursement chacun. « On n’a pas le droit à l’erreur, précise l’éleveuse. Il faut être physiquement au top et anticiper les aléas climatiques. Cette année, on n’a pas pu semer notre blé à cause de la météo, on ne sait pas comment se terminera l’exercice comptable. »

• Jérôme : « C’est très dur »

Jérôme Ganzagain ne peut prélever que 1 000 euros par mois. © NnoMan Cadoret / Reporterre

Les labels de qualité ne sont pas toujours si protecteurs. Jérôme Ganzagain, 36 ans, en Gaec avec sa mère à Espelette (Pyrénées-Atlantiques), vend le lait frais de ses 340 brebis en AOP Ossau-Iraty et la poudre de ses 8 000 piments en AOP piment d’Espelette, en plus des veaux de ses 13 vaches. Tout ce travail — « 70 heures minimum par semaine » — ne lui permet de se prélever que 1 000 euros par mois, sans bénéfice à la fin de l’année.

« C’est très dur, avoue-t-il. Depuis le Covid, tout a augmenté : les céréales, le chauffage, l’électricité... » La grave sécheresse de 2022 a empiré la situation. « On n’a rien récolté comme fourrage. Les vendeurs en ont profité pour faire exploser les prix. Et en 2023, ils n’ont pas baissé. » Le revenu de sa femme, enseignante, permet au couple de boucler ses fins de mois. « De plus en plus, des agriculteurs vont travailler à l’extérieur de la ferme, observe-t-il, dégoûté. Ils n’arrivent pas à vivre de leur métier et ce n’est pas normal. »

• Jérôme et Isabelle : « Ça ne fait que quatre ans qu’on fait des bénéfices »

Jérôme et Isabelle Fourrier arrivent à dégager près de 1 300 euros chacun par mois. © NnoMan Cadoret / Reporterre

Pour les agriculteurs bio, ce n’est pas forcément plus facile. Jérôme et Isabelle Fourrier, 50 ans tous les deux, cultivent treize variétés de céréales, oléagineux et protéagineux en bio sur 185 hectares à Neauphlette (Yvelines) et en transforment une partie en huiles et en pâtes. Jérôme Fourrier se prélève 1 300 euros par mois et rémunère sa femme, salariée de l’exploitation depuis deux ans, au Smic (1 398 euros net). « Ça ne fait que quatre ans que je fais des bénéfices », avoue le cultivateur. L’embellie pourrait être de courte durée.

Cette année, il va perdre les aides à la conversion en agriculture biologique (50 000 euros annuels pendant cinq ans) dans un contexte d’effondrement des prix. « Le prix du blé était de 450 euros la tonne il y a deux ans, et n’est plus qu’à 270 euros aujourd’hui. C’est notre culture principale, ça fait un trou. » Dans ce contexte de baisse de la consommation de produits bio, le couple déplore la suppression des aides au maintien (180 euros par hectare et par an). « C’est pour ça que de nombreuses fermes bio repassent en conventionnel, déplore Jérôme Fourrier. Nous, nous sommes convaincus, mais si on n’y arrive vraiment pas, on n’aura pas le choix. »

• Jonathan : « On a McCain à côté de chez nous »

Jonathan et son associé parviennent à se dégager un Smic mensuel chacun. © NnoMan Cadoret / Reporterre

Installé depuis 2019 en maraîchage biologique sur 2,80 hectares en plein champ et 2 000 m2 de tunnels non chauffés à Val-de-Vesle (Marne), Jonathan, 34 ans, s’estime bien loti. Grâce à la vente à la ferme, en magasin bio spécialisé et en Amap, son associé et lui se dégagent sans peine les 20 747 euros de rémunération obligatoire prévue dans le cadre de leur Gaec, soit un Smic mensuel chacun. Quant aux 14 000 euros de bénéfices qu’ils ont engrangés en 2023, ils ont préféré l’utiliser pour embaucher un salarié.

Mais dans son département essoré par l’agriculture intensive, le maraîcher observe les dégâts de la mondialisation : « On a McCain à côté de chez nous, qui paie les patates conventionnelles 28 centimes le kilo, 40 centimes grand maximum les bonnes années. À ce prix-là, les gars sont obligés de faire du volume pour absorber les charges de structure, de se regrouper pour être rentables. Et régulièrement, sur trois bennes de pommes de terre, la troisième est déclassée par la coopérative, sans que personne sache pourquoi. La perte de revenus est énorme. »

Quelle solution pour que les agriculteurs puissent vivre dignement ? La diversité des situations rend la réponse complexe. Mais le fait de pouvoir fixer voire imposer son prix fait forcément partie de la solution. Véronique Marchesseau et son mari, qui élèvent cinquante vaches allaitantes et leurs petits sur 80 hectares dans le Morbihan, se prélèvent un peu plus de 1 000 euros par mois chacun, un revenu modeste qui leur convient. « Nous vendons nos femelles via l’association de bouchers éleveurs Bretagne viande bio. Nous fixons ensemble en début d’année le prix de vente de nos animaux, compromis entre ce que les bouchers sont prêts à payer et ce que nous demandons pour pouvoir vivre de notre travail », explique-t-elle. La preuve que « les discussions autour d’un prix rémunérateur, il y a des endroits où ça existe déjà ».

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